Chapitre 14

Le réveil fut calme et serein. Il me sembla que nous avions tous les trois bougé un peu au son des cocoricos, mais ce n’est que quelques heures plus tard que nous ouvrîmes les yeux pratiquement en même temps. De nous voir dans le même lit, notre complicité nous fit sourire. Noémie réagissait bien, elle semblait décontractée. Nous batifolâmes quelques minutes sous les draps et Dieter, à notre demande, se leva pour nous faire du café qu’il nous rapporta bientôt au lit. Nous le savourâmes lentement, et pouffions de rire à tour de rôle en pensant à nos petits jeux de la veille.

   Peu de temps après, Dieter prépara un déjeuner savoureux que nous prîmes ensemble avant de nous rendre à la piscine.

   En début d’après-midi, Joël vint nous rejoindre. Les deux hommes discutèrent de leurs affaires tout en se baignant, pendant que Noémie et moi échangions nos impressions sur la soirée précédente. Noémie était fière de ses prouesses, mais derrière son exaltation un peu excessive, je la savais nerveuse. C’était comme si elle se demandait comment elle avait bien pu faire pour en arriver là, et si, tout compte fait, cela était bien pour elle. Après coup, elle était sous le choc. Je la comprenais : elle venait de faire un pas énorme dans le sens de sa liberté et ses repères habituels s’en trouvaient ébranlés. Je la félicitai en riant, lui disant qu’elle était très courageuse et bien plus dégourdie que je ne l’avais cru, ce qui la fit se détendre.

   Un peu plus tard, après nous être épongés et habillés, nous décidâmes tous les quatre de faire une petite promenade dans les environs.

   Dieter s’installa au volant de sa Jeep. Je conviai Noémie à prendre place à l’avant, à ses côtés, ce qu’elle fit illico, en me lançant un sourire de reconnaissance, pendant que je tentais de monter à l’arrière du véhicule dans la boîte à ciel ouvert. Joël dut me soutenir de ses mains en me prenant par les hanches pour me faire grimper à bord, puis il vint me rejoindre. Le moteur démarra et nous partîmes en direction du Var.

   Dieter, le pied leste, enfonçait la pédale à un tel point parfois, que Joël et moi devions nous agripper l’un à l’autre afin d’éviter d’être trop malmenés dans les virages. Tous les deux, assis sur le plancher au fond du véhicule, nous nous régalions de cette familiarité improvisée où le corps de l’un frôlait celui de l’autre lors des soubresauts fréquents, quoique ni l’un ni l’autre ne laissions voir nos émotions.

   Revenus de notre tournée, alors que nous commençions à distinguer les maisons de pierre de Loiselle-sur-Yvonne, Joël me mentionna à quel point la beauté de l’architecture médiévale, typique de cette cité provençale, le fascinait. Le centre du village, visible de l’autre côté de la route et séparé de celle-ci par la Rivière du Renard, se hissait sur un éperon rocheux qui surplombait une très haute falaise. Sur cette dernière croissaient, à l’état sauvage, de l’aloès et des figuiers de Barbarie.

    __ Les Romains occupaient ce village au IIIe siècle avant Jésus-Christ, m’expliqua-t-il, et ils le qualifiaient de « turres altae », c’est-à-dire de point d’observation…

    __ Quelle chance tu as, Joël, d’habiter en un lieu si pittoresque et si ancien, lui répondis-je aussitôt, touchée devant l’exotisme d’un lieu dont l’origine remontait si loin.

     __ Oui, c’est vrai. C’est une chance. Il est rare de trouver une habitation vacante dans ce village, puisque la majorité des familles qui le composent y vivent depuis des générations, de père en fils. Cette semaine, Jenny, si l’occasion se présente, je te ferai découvrir mon refuge.

   Quelques minutes plus tard, avec l’accord de tous, Dieter gara sa Jeep sur une rue proche d’un restaurant d’où sortait un client, suivi de son chien. « Crispie, m’informa Joël, un endroit sympa où Dieter et moi avons l’habitude de venir parler de nos affaires tout en relaxant. »

   Fait sur le long et pas très large, le restaurant était plaisant. Sur le mur, en face de l’entrée, une grande variété de bouteilles d’alcools, trois machines à café, des tasses, des assiettes et des ustensiles étaient répartis sur trois tablettes. Au plafond, des verres suspendus au-dessus d’un comptoir attendaient d’être remplis pour les clients qui se trouvaient assis sur les bancs pivotants. Une douzaine de tables carrées avec leurs chaises s’alignaient et se répartissaient en direction de la cuisine. Mais on ne voyait pas cette dernière, confinée à l’extrémité droite. Des portes battantes, comme on en voit dans les films western, y donnaient accès.

   En entendant mon accent québécois, les gens de la maison se montrèrent empressés et chaleureux.

   Nous nous assîmes à une table près de l’entrée pour prendre un café au lait. Pour la première fois, je remarquai que Joël fumait. D’ailleurs, il en était de même pour l’ensemble de la clientèle. Rares étaient les non-fumeurs parmi les clients assis au bar ou aux tables avoisinantes. Encore une fois, Dieter m’offrit une cigarette, que j’acceptai. Décidément, cette fantaisie de partager avec eux la même perversion m’excitait de plus en plus! Trois chiens se promenaient en toute liberté à l’intérieur du restaurant et l’atmosphère de convivialité me plaisait. Tous les villageois se saluaient en entrant ou en sortant.

   À l’une des extrémités droites du grand parking, face à la terrasse du restaurant, je remarquai une dizaine d’hommes assez âgés qui jouaient à la pétanque. Vraisemblablement, ils avaient adopté ce coin pour le convertir en terrain de jeu. Tout autour du parking s’alignaient des magasins : une boulangerie, une boucherie, un autre restaurant, une boutique artisanale et une épicerie. À gauche, me fit remarquer Joël, se dressait une petite église très rustique du XIe siècle, dont l’autel restauré avait ceci de particulier qu’il avait été construit à même la pierre qui le soutenait. Que d’histoire pour un si petit village! pensai-je en voyant deux femmes sortir de la boulangerie avec leur baguette de pain sous le bras, tradition bien française, qui fit jaillir cependant en moi une curieuse émotion, comme si le passé, toujours présent dans ce village, venait de refaire surface.

   De retour chez Dieter, après que nous eûmes échangé encore quelques mots avec eux, Joël et Noémie partirent chacun de leur côté avec l’intention de revenir un peu plus tard en soirée. En effet, il fut convenu de nous retrouver pour partager une bonne bouffe dans un restaurant des environs. À nouveau, je restais seule avec Dieter :

    __ Jennifer, tu as sans doute remarqué, dans mon attitude, une certaine réserve à ton endroit, me dit-il en anglais. Tu n’en es nullement la cause. Ta présence m’est toujours aussi agréable, mais je me sens mal à l’aise devant les sentiments que j’éprouve pour toi et Noémie. Hier soir, j’ai beaucoup apprécié ton soutien, mais elle est encore extrêmement fragile. En fait, je pense qu’elle est sur le point d’exploser et je ne sais comment me comporter envers vous deux. Que te dire de plus sinon que j’implore ta compréhension?

    __ Dieter, tu n’as aucun souci à te faire pour moi, fis-je. Fais comme il te semble et rien de plus. Je sais que tu aimes Noémie. Tu dois lui laisser du temps : elle est encore jeune pour faire face à ce genre d’expérience. À son âge, je n’aurais certainement pas compris plus qu’elle. Je dois t’avouer qu’il m’a fallu faire un bon travail de conscience sur moi-même pour en arriver à devenir plus souple à ce niveau. Voir la personne aimée dans les bras d’un autre, n’est jamais une chose facile à approuver, à moins d’avoir compris qu’en cela résidait en grande partie le secret de l’épanouissement intégral. Fais confiance en sa capacité d’ouverture. Hier, elle a démontré une volonté de vaincre sa jalousie malgré son angoisse de nous voir tous les trois réunis. Effectivement, elle est sur le point d’exploser, comme tu dis. Je l’ai constaté au cours de la journée. Son problème vient de ce qu’elle tente de rationaliser ce qui pourtant, lui a semblé stimulant. Ce sont ses préjugés et son insécurité qui remontent à la surface. C’est normal. Fais au mieux de ta connaissance.

   Vers dix-neuf heures trente, Noémie arriva la première, plus belle que jamais. De souche martiniquaise par son père, elle était venue s’installer sur la Côte avec sa mère et son frère, dix ans plus tôt. Sa nationalité expliquait sa peau basanée, ses cheveux d’ébène très frisés et ses yeux chauds magnifiques. Noémie était vraiment une jeune femme d’une grande beauté. Je l’appréciais pour son désir sincère de tenter de se donner une plus grande souplesse d’esprit.

   Nous entamions la conversation lorsque soudain, de la porte arrière restée ouverte à cause de la chaleur, de tous petits pas saccadés, plus animaux qu’humains, se firent entendre : un bull-terrier noir, avec une écharpe de poils blancs autour du cou, fit son entrée et se dirigea tout joyeux vers Dieter. Joël le suivait à quelques pas. Fidèle à ses habitudes canines, le chien s’approcha de moi lorsqu’il m’aperçut, me renifla et frétilla de la queue pour que je le caresse. J’avoue m’être d’emblée sentie craintive devant sa taille au moment de son apparition, mais la douceur de ses yeux m’avait aussitôt rassurée.

    __ Loulou! lança Joël, mon gros toutou bien inoffensif malgré sa gueule impressionnante.

    __ Et je suppose qu’il faut être gentil avec le maître si on ne veut pas faire l’expérience de ses mâchoires, repris-je en le provoquant, un brin malicieuse.

     __ Bien sûr, c’est préférable, me répondit-il sur le même ton badin et enjôleur. Sur quoi je surpris, en oblique, Dieter faisant un clin d’œil amusé à Noémie.

   Après un bref moment, le temps de verser de l’eau dans un récipient pour Loulou au cas où elle aurait soif pendant la soirée, nous la laissâmes à la maison malgré ses protestations, et repartîmes cette fois à bord de la voiture de Joël.

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