CONFIDENCES – MA VIE AUPRÈS D’ANDRÉ MOREAU

Une fois rendues au 15e étage, Hélène et moi n’avions qu’à monter une quinzaine de marches pour nous retrouver sur le toit où nous pouvions nous faire bronzer à souhait. Hélène partageait aussi la vie du philosophe et était pour moi une amie extraordinaire. Pour avoir grandi toutes deux dans la même région, nous nous connaissions déjà avant son arrivée auprès d’André et sa présence ne pouvait que me faire un immense plaisir. Nous allions souvent magasiner ensemble et elle avait l’oeil pour me dénicher des vêtements incroyables, tout comme elle me faisait rire aux larmes par ses mimiques de clown quand elle m’imitait.

Aussitôt que la température chaude de l’été nous le permettait, nous enfilions notre bikini et allions retrouver André qui s’y trouvait déjà la plupart du temps. Vêtu de son mini cache-sexe, étendu à plat ventre sur sa serviette les fesses à l’air (que seule une fine cordelette habillait !), il écrivait son journal avec application au moyen d’une plume fontaine qui le caractérisait.

Nous étendions alors notre serviette aux côtés de notre homme, l’embrassions comme si une semaine nous avait séparés et lui caressions doucement la peau, heureuses de pouvoir profiter de sa compagnie au soleil.

Il s’arrêtait alors d’écrire, nous observait avec concupiscence, non sans nous abreuver d’éloges sur notre anatomie. À l’en croire nous étions les plus belles femmes au monde, Hélène pour telle raison et moi pour une autre. La poésie qui se dégageait de ses compliments dithyrambiques, non seulement ne nous lassait jamais – même si nous savions qu’il en aurait dit autant pour toute autre belle femme sur les lieux -, mais elle contribuait invariablement à nous rendre encore plus désirables. Rien de mieux que les compliments, les attentions délicates et les petites douceurs pour rehausser la confiance d’une femme en elle-même. Et l’audacieux André Moreau, l’irrévérencieux, « l’homme des délices », savait y faire avec les femmes !

Parfois, certaines locataires se risquaient à venir nous rejoindre pour bavarder. Commençait alors pour nous une véritable expérience de décloisonnement, car nous ne savions jamais ce que nous étions sur le point de voir se dérouler sous nos yeux. André n’était pas un homme pressé. On pourrait dire qu’il était à sa façon un exhibitionniste au ralenti. Il faisant semblant de ne pas convoiter les voisines, mais d’un autre côté faisait tout ce qu’il pouvait pour les mettre hors d’elles-mêmes dans ce bienheureux état qui se situe entre le désir silencieux retenu et le goût de crier et d’enlever leur soutien-gorge.

Ce qui se passait alors n’avait rien d’orgiaque dans le sens physique du terme. C’était comme si l’atmosphère se troublait sans qu’aucun geste ne soit posé. Semi-nudité, fusion, extase muette constituaient l’essence de ces longs moments passés à rire sous le ciel bleu.

C’est là que je compris ce qu’était réellement l’érotisme qui consistait en une non-action. N’importe qui aurait pu en nous voyant dans cet état penser qu’il s’agissait d’un cérémonial, mais sans parvenir à définir en quoi il consistait. Comme le soleil d’été tapait très fort, nous enlevions invariablement le haut de notre bikini devant les voisines un peu gênées qui n’osaient pas en faire autant. Parfois la main d’Hélène se tendait pour tirer malicieusement la corde du mini cache-sexe de notre philosophe et la faire claquer sur sa peau. Je me rappelle qu’un homme qui nous observait d’un peu plus loin, voyant la tension monter sans que rien n’arrive, se leva brusquement dans un mouvement d’humeur pour rompre le charme de ce que j’appellerais avec notre philosophe « la dynamique de l’inaction ».

Oh, il y avait parfois beaucoup d’actions, mais pas sur le toit. C’était plutôt dans les escaliers lorsque nous descendions préparer des consommations à l’étage et qu’il nous pourchassait de ses mains lestes. Je devine que les gens qui nous regardaient sur le toit, devaient se demander avec perplexité comment ces prémices allaient se conclure.

Un jour, le comptable d’André, voyant qu’il ne se passait rien, lui avait demandé : « Il va sûrement y avoir quelque chose d’autre ! Vous n’allez pas rester là à ne rien faire ? » Il aurait bien aimé se mêler au jeu, mais il attendait un déclic… qui ne se produisait jamais.

André ne buvait pas, car se disant ivre de naissance, il ne voulait pas aggraver son cas. C’est dans ces moments-là qu’Hélène nous donnait l’impression de se dédoubler, comme si elle se tenait à côté de son corps en se demandant si le déroulement de cet après-midi allait connaître un terme.

Ce qui la rendait si intéressante, c’est qu’elle avait un mental compartimenté. Elle pouvait être là sans y être tout à fait. Aussi, quand nous étions sur le point de quitter la terrasse, il lui arrivait de dire à brûle-pourpoint : «  André, je crois que j’ai besoin d’un traitement ». C’est ainsi qu’elle appelait le genre de relation sexuelle qu’elle avait avec le philosophe. Comme il la savait instable, il lui disait qu’il allait lui transmettre le ‘’ logos spermatikos ’’. C’était très drôle et, une fois le traitement terminé, elle venait me retrouver comme s’il ne s’était rien passé, et comme réfugiée dans son quant-à-soi

Nous vivions là de grands moments de bonheur.

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