CONFIDENCES – MA VIE AUPRÈS D’ANDRÉ MOREAU

« Le présent, Jackie ! Reste dans le présent », me recommandait Yves chaque fois qu’il me surprenait à me morfondre devant l’éventualité d’une situation future qui m’angoissait. « Est-ce que quelqu’un te brutalise en ce moment, te torture, te blesse? Souffres-tu physiquement ? me demandait-il. Tu sais bien que ce que tu crains de pire n’arrivera peut-être jamais. À moins que… tu le constitues toi-même dans ta réalité par l’intensité de ta pensée ! me rappelait-il de façon suffisamment sérieuse pour que j’y réfléchisse.  Est-ce ce que tu veux ? Non ? Alors, n’imagine pas de scénarios qui te seraient défavorables ! »

Second compagnon de la « Déesse » depuis 13 ans déjà à cette époque, cet ancien hippie avait su se faire apprécier d’André et les deux hommes étaient devenus amis. Les dimanches soirs, assis tous les quatre autour de la table, nous savourions les plats préparés par Francine au son de la musique. Nos conversations portaient principalement sur l’actualité, la littérature, l’histoire, la philosophie et l’éveil. Chacun avait droit à ses idées et nos échanges parfois turbulents stimulaient nos méninges et aiguisaient notre vitalité.

Nous formions avec certains amis(es) et autres compagnes du philosophe ce que celui-ci appelle la ‘’famille bachique’’. Contrairement à la famille consanguine dont les liens sont souvent fragiles ou inexistants entre les individus qui partagent le même ADN, il s’agit plutôt ici d’un groupe de personnes liées par des affinités communes au sein d’un partnership amoureux ouvert dont les critères de base se fondent principalement sur la liberté et la vérité en amour. Sous l’égide d’une philosophie de l’être, ces échanges se font entre esprits ouverts, honnêtes et généreux. Il n’est donc question ni de harem, ni d’échangisme, ni de secte.

Or, Yves a été témoin non seulement de mon arrivée au sein de la famille bachique, mais également de tous les états que cette expérience de vie soulevait en moi : anxiété, doute, jalousie ! Je me rappelle encore de ces soirs où André donnait une conférence à l’extérieur de la ville alors que la « Déesse » et Yves m’invitaient à manger avec eux au comptoir de la cuisine. Un verre de rouge ou un martini en main, nous commencions à jaser de tout et de rien quand, inévitablement, sous l’emprise de l’alcool qui éveillait et enflammait mes émotions, je me mettais à pleurer. « Pourquoi donc suis-je incapable de négocier paisiblement avec ma jalousie ? Pourquoi certains principes philosophiques me semblent si contraires à tout ce que j’ai appris jusqu’ici ?  Pourquoi André persiste-il à rester auprès de la tigresse ? » Etc., etc. Et tandis que la « Déesse »  me soutenait à sa façon, le regard empreint d’une compréhension supérieure, Yves, qui est du signe du Scorpion comme moi, m’encourageait du mieux qu’il le pouvait — en m’expliquant ce qu’il s’expliquait à lui-même, comme il le disait en riant !  Il avait dû lui aussi passer par là, aimer une femme qui l’aimait en retour mais qui aimait également un autre homme.  Lui aussi avait fait ses armes à l’école des émotions !

Yves était un mystique et s’intéressait principalement à la psychologie des profondeurs et à l’Advaïta. Il avait droit à ses opinions et si ses réflexions ou croyances n’allaient pas nécessairement dans le sens de l’enseignement jovialiste, le philosophe l’écoutait et le soutenait. Yves était un homme vrai, sincère, intègre. Il aimait profondément Francine, et la voir partager ouvertement son amour entre lui et André, qui était un homme public dont le génie évident pouvait faire ombrage à quiconque, n’était certes pas facile à assumer.

À l’instar d’André dont la fidélité du cœur et le soutien permanent m’étaient assurés, Francine et Yves ont pris soin de moi comme si j’étais leur petite sœur chérie. Ils m’emmenaient régulièrement au cinéma ou m’invitaient à manger avec eux dans les restaurants. Quand mes finances ne me le permettaient pas, c’est-à-dire souvent à cause de mes rentrées d’argent trop maigres, ils payaient avec grand plaisir pour moi.  Enseigner la mythologie gréco-latine à de rares jeunes femmes férues d’archétypes ne m’a pas rendue millionnaire !

Yves comme André a apporté un soutien incroyable et infaillible à la « Déesse » dans les dernières années de sa vie sur terre alors qu’elle souffrait d’aphasie. Celle-ci avait déjà accompli sa réalisation suprême et pouvait quitter ce plan quand elle le voulait, mais pouvoir rester auprès de ses proches l’a retenue quatorze ans après le début de sa maladie. Tout ce temps ses deux hommes l’ont comblée d’amour. Ils continuent de le faire d’une autre façon.

Aujourd’hui, Yves vit près de ses enfants et petits-enfants et vient nous visiter à l’occasion. Nous l’accueillons toujours comme un membre de la famille et bavardons invariablement de l’éveil et de ses possibilités, puisque au départ c’est le désir sacré de l’essentiel qui nous a unis dans un même esprit.

©2024 Jackie Lacoursière | Création du site ChampionWeb.ca

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