Cette allégresse s’était peut-être vue amplifiée récemment toutefois par un cadeau très excitant : Carlo, propriétaire d’une importante manufacture de vêtements pour dames, avait rempli ma garde-robe de pantalons de sport, chemisiers, jupes et d’une multitude de robes seyantes. J’étrennais ce soir-là une magnifique jupe longue, légèrement fleurie, à la mode de la saison et parfaitement ajustée sous une veste de lainage noire unie. Épars sur mes épaules, désinvoltes et très longs, mes cheveux blonds contribuaient à rehausser mon allure de jeune femme du monde.  Même sans un sou en poche, j’arrivais toujours à donner l’impression d’une femme bien au-dessus de ses affaires.

   Il est vrai que je n’avais pas pris un kilo depuis mon adolescence et mon teint de pêche, toujours éclatant, me conférait un air de jeunesse inexplicable. Malgré mes quarante-deux ans j’étais restée intacte, comme on dit, de sorte qu’on me donnait toujours cinq ou six ans de moins que mon âge réel. Ma mentalité joyeuse, alliée à une certaine candeur de jeune fille, concourait sans nul doute à me conserver cette apparence. Je m’étonnais souvent de constater l’attrait que j’exerçais sur les hommes jeunes et moins jeunes, mais aussi sur la gent estudiantine des campus. On me faisait du charme ouvertement, outrageusement : ce qui n’était vraiment en rien pour me contrarier!

   Il faut dire, aussi, que de vivre auprès d’un homme comme Moreau ne pouvait qu’accentuer le désir de plaire et qu’ainsi, en valorisant la beauté, la joie de vivre et l’épanouissement dans son intégralité, on ne pouvait que s’embellir. De toute façon, aucune autre alternative n’était possible : une compétition subtile subsistait entre toutes les femmes, nombreuses, qui tentaient de s’en approcher.

   Déjà cinq mois après notre première rencontre, je n’en pouvais plus de le voir si réceptif à toutes celles qui entreprenaient de le séduire, à cette Chloé, surtout, dont il avait fait une de ses compagnes privilégiées depuis quatre ans. Quelques semaines après notre rencontre, j’avais dû affronter cette tigresse; elle m’avait crié à tue-tête que jamais je ne lui prendrais son homme et qu’elle allait me sauter au visage si je ne disparaissais pas immédiatement de sa vie. C’était vraiment insupportable. Comment avait-il pu s’enticher d’une pareille femme?

   Chloé avait quarante-six ans. Mais avec sa longue tignasse rousse flamboyante, son corps parfaitement sculpté et sa poitrine exubérante, elle comptait certainement au nombre des femmes les plus érotiques de la planète. Parmi les plus instinctives et impulsives aussi. Bien qu’elle ne fût pas bohémienne, elle n’en avait pas moins l’allure, le sang chaud et l’impétuosité de caractère. Chloé n’était pas une femme mesquine, elle pouvait même s’avérer très généreuse. Toutefois, son amour démesuré pour Moreau la rendait possessive et extrêmement jalouse. Elle aussi s’était approchée de lui pour vivre selon son enseignement, mais son tempérament fougueux, issu d’une insécurité excessive, la rendait souvent belliqueuse. Trop échaudée par les vilenies d’une précédente compagne qui lui avait fait la vie dure, (il faut tout de même le dire à sa défense), Chloé se rebiffait contre la présence d’une nouvelle venue. Aussi, entre nous, ce fut la guerre dès le début.

   Heureusement, j’avais déjà fait la connaissance d’Ève, celle que Moreau surnommait à juste titre la « Déesse », et d’Audrey, sa typographe, une femme intéressante et cultivée. Quant à Angela, l’occasion de la rencontrer ne s’était pas encore présentée, celle-ci demeurant à l’extérieur de la ville.

   Après avoir adressé à Moreau une lettre de cinq pages dans laquelle je lui faisais part des difficultés éprouvées à supporter ce mode de vie en compagnie de toutes ces femmes, et de Chloé surtout, je m’étais résolue, non sans chagrin, à le quitter. Sa philosophie m’avait séduite et m’avait poussée à me rapprocher de lui, car j’y avais vu une occasion de me donner une conscience plus large à travers ce qu’il appelait le « partnership amoureux ouvert », mais cela m’était devenu beaucoup trop pénible à vivre. J’avais eu besoin de recul pour voir plus clair en moi-même.

   Trois semaines de réflexions intenses s’ensuivirent pendant lesquelles, loin de lui, apaisée, j’avais pu faire le point. Je réalisai, à la fin de la troisième semaine, que je ne pouvais me passer d’un homme de cette trempe : outre mes sentiments pour lui, sa compréhension, sa douceur, ses connaissances et aussi, sa vision de la vie, inusitée mais attrayante, surclassaient indéniablement mes inquiétudes et mes angoisses.

   Et depuis mon retour, après avoir appris à mieux le connaître, le comprendre et l’aimer, je lui avais juré un jour, dans un élan de fidélité, que je ne le quitterais plus jamais.

   L’aéroport fourmillait de gens. Chacun circulait avec ses valises de tous bords, tous côtés. Le bourdonnement de la foule ondoyante, curieusement semblable au grondement des avions prêts à décoller, me remplissait d’excitation.

   ― Quand tu les verras approcher, me dit Jean-Pierre, tu les reconnaîtras immédiatement. Tous les deux font au moins un mètre quatre-vingts, ils sont blonds et très bronzés. Comme ils dépassent tout le monde, impossible de les manquer!

   Après dix minutes d’attente, toujours pas de grands blonds en vue. Tout en causant avec Éliane, j’observais les passants : certains étaient craintifs à l’idée de rater leur avion et accéléraient le pas. D’autres, plus habitués aux trajets aériens, se promenaient nonchalamment en faisant suivre leurs valises derrière eux.

   Détendue et confiante, quoique légèrement décentrée par la perspective de voir surgir les deux étrangers, je ne pouvais prévoir ce qui allait m’arriver.

Chapitre 5

Je venais tout juste de faire quelques pas à l’écart en direction d’un tableau annonçant les arrivées, lorsque je vis s’avancer une femme vers Jean-Pierre et Éliane. Surprise, je reconnus une éditrice que j’avais eu l’occasion de rencontrer par l’intermédiaire de Moreau au tout début de notre vie commune. Je ne l’avais pas revue depuis près d’un an.

   Elle était sans bagages. Même si je ne faisais pas encore le lien entre eux, je notai qu’elle semblait bien connaître mes amis car elle échangeait des amabilités sur un ton familier. Je devinai que sa présence sur les lieux n’était pas sans lien avec les voyageurs que nous étions venus saluer.

   Elle avait été, un certain temps, l’éditrice du philosophe, mais à la suite d’un malaise entre eux provoqué par une tierce personne, ils avaient rompu. Aussi me sentais-je un peu confuse, quoique très heureuse, de la rencontrer. J’allai vers elle et elle me reconnut aussitôt.

   ― Jennifer, quelle surprise! C’est vraiment une joie de vous revoir, me dit-elle en me serrant chaleureusement la main. Quelle curieuse coïncidence de nous retrouver ici, dans un aéroport! Vous connaissez Jean-Pierre et Éliane? 

   ― Éliane est une amie d’enfance. Nous nous sommes connues vers l’âge de douze ans, et depuis nous avons toujours gardé contact.

   ― Onze ans, précisa Éliane, fière du temps écoulé depuis notre première rencontre.

    ― Si tu le dis, Éliane. Sur ce point je te fais entièrement confiance, fis-je en riant. Quant à Jean-Pierre, enchaînai-je en me tournant vers lui, j’ai eu l’occasion de le rencontrer il y a un peu moins d’une heure. Mais à première vue je dirais… qu’il a de l’allure, le taquinai-je affectueusement. Éliane a du goût, je dois le reconnaître! Toutefois, si j’ai bien compris, vous venez vous aussi voir s’envoler les deux beaux oiseaux du paradis, n’est-ce-pas? lui fis-je remarquer, tiraillée par l’envie d’en savoir plus long sur leurs rapports.

   ― Ah, ces types! Quels phénomènes! Mais vous les connaissez déjà, je présume, me lança-t-elle.

  ― Non! Jennifer ne les connaît pas, proclama hardiment Éliane.

  ― Éliane, veux-tu bien laisser le temps à Jennifer de répondre par elle-même! trancha Jean-Pierre aussitôt, un peu mal à l’aise devant l’empressement insolite de sa belle.

   ― En effet, je ne les connais pas.  Mais si je me fie à la fascination que produit leur aura particulière, plaisantai-je en guise de moquerie amicale devant leur ferveur un peu puérile, je ne tarderai pas à me laisser charmer à mon tour! S’ils finissent par arriver, bien sûr!  

   Les commentaires de Jean-Pierre concernant leur maison d’édition me revinrent soudainement en mémoire. Mais oui! tel était donc le rapport entre eux et l’éditrice, me dis-je alors.

   ― Mais, poursuivis-je, vous, Jean-Pierre et Éliane? Je ne comprends pas…

   ― Oh! J’ai eu l’occasion de connaître ces deux tourtereaux lors du dernier Salon du Livre, m’expliqua l’éditrice, rieuse. Si ma mémoire est bonne, je leur avais fourni des renseignements concernant une publication, et, par la suite, nous nous sommes revus à quelques reprises afin de discuter d’un sujet d’intérêt commun, dit-elle sans trop préciser.

    ― Je te raconterai plus tard, fit Jean-Pierre.

   Je n’insistai pas. Je présumai qu’elle aussi s’intéressait au phénomène autistique. Cela me laissa perplexe.

    Tout en continuant d’examiner à la dérobée les voyageurs qui circulaient, je profitai de l’occasion pour échanger quelques souvenirs avec elle. Sans plus tarder, elle me fit connaître sa tristesse due aux événements antérieurs qui l’avaient quelque peu éloignée du philosophe. Elle continuait de l’apprécier. Son affection et son admiration ne s’étaient jamais démenties.

   Je venais à peine de lui confirmer les sentiments analogues chez Moreau à son égard lorsque je vis venir sur ma gauche, dans l’allée, parmi la foule, un homme très grand, blond et bronzé. À l’instant où il reconnut l’éditrice, il retira ses verres fumés en lui faisant un large sourire. Je conclus immédiatement, sans le moindre doute dans mon esprit, qu’il s’agissait de l’Allemand : sa prestance et sa façon de se tenir très droit trahissaient son origine. Sous son manteau de cachemire noir, rehaussé d’un col de mouton, apparaissait un jean très ajusté, de même couleur. D’une main, il tenait sa valise et de l’autre, un petit sac noir en cuir qu’il serrait contre lui. Plus il s’avançait vers nous, plus je distinguais son regard bleu gris qui me fixait, non sans quelque concupiscence espiègle! Son expression était vive, sans le moindre sentiment de gêne. Un homme sûr de lui, quoi, capable d’en imposer, qui ne semblait nullement s’empêtrer dans les fleurs du tapis. Son air coquin captiva mon attention et je sentis qu’il m’était déjà familier, sans pourtant le connaître.

   Subitement, comme s’il venait de rompre le fil invisible tissé entre nous, il se dirigea vers l’éditrice qu’il embrassa dans un élan de joie presque enfantine, puis il tendit une main amicale à Jean-Pierre et à Éliane. Il semblait heureux de les revoir avant de quitter le pays. Tout aussi spontanément, il pivota alors dans ma direction pour se retrouver à nouveau, avec sa dégaine de séducteur, juste en face de moi.

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