Chapitre 9

L’avion devait m’emmener jusqu’à Nice. Dieter m’attendrait là-bas à la sortie des voyageurs. Je décollai de Montréal le cœur battant et, en moins de deux, je me baladais au-dessus de l’Atlantique.

   Le ciel était encore clair mais, à quelques reprises, de gros nuages blancs tout moelleux vinrent égayer ma vue. Les hôtesses servirent à souper et bientôt, il fit nuit. La passagère assise à ma gauche, avec qui j’échangeais parfois quelques mots, baissa le volet du hublot comme le faisaient la plupart des autres voyageurs. Un silence paisible se fit dans l’appareil. Il me restait encore quatre heures de vol.

    On projeta un film sur l’écran. Je le visionnai jusqu’au bout, bien qu’un mois plus tôt j’avais eu l’occasion de le regarder. Il s’agissait de Forrest Gump. Le passage où celui-ci s’était mis à courir sans arrêt sur la côte, pour revenir vers son point de départ et repartir à nouveau à grand vitesse, pour s’immobiliser tout d’un coup, subitement, parce qu’à cet instant précis il lui convenait de s’arrêter, m’avait beaucoup touchée. D’instinct, il ne faisait que les choses qui lui plaisaient, à l’instar des animaux et des jeunes enfants qui vivent dans le moment présent, dans l’ici et maintenant, et aussi de ceux dont la conscience éduquée les amène à comprendre l’importance d’être soi sans détour, sans crainte du jugement d’autrui. Le film terminé, je conservai mes écouteurs pendant une vingtaine de minutes pour méditer au son de la musique classique.

   Un peu avant l’arrivée, on nous servit le petit déjeuner: œufs frits, tranche de jambon, croissant au beurre, salade de fruits, jus d’orange et café. J’ai toujours aimé manger à bord des avions. Le simple fait de me savoir assise bien confortablement, survolant la mer ou la Terre à plus de dix mille mètres d’altitude en dégustant un repas me procure une grande joie. Peut-être parce qu’il n’y a rien en dessous, rien au-dessus, à mille lieues à la ronde. Comme les oiseaux insouciants de ce qu’ils auront à manger, je me sens dans un état d’abondance et de grande liberté. Il ne m’arrive jamais, en avion, de penser à une catastrophe ou à quelque chose de ce genre : je sais que les malheurs n’arrivent qu’à ceux qui se sont d’abord prédisposés à les vivre par leurs pensées de crainte, d’angoisse ou d’appréhension. Moi, je vis dans l’idée de la facilité, de la douceur de vivre, de la joie, de l’harmonie et de la magie. Enfin, pour être franche, je dirais que je fais tout ce que je peux pour me maintenir dans cet état. Je n’ignore pas que nos pensées, telles les données entrées dans l’ordinateur, se cristallisent pour constituer notre vie, tout comme le papier sorti de l’imprimante porte la marque du texte qui a été tapé. Heureusement, s’il m’arrive par égarement d’oublier ce principe et de me laisser emporter par mes craintes ou mes doutes, Ève, Greg ou Moreau sont toujours là pour me rappeler à l’ordre.

   Regardant ma montre ajustée à l’heure de la France un peu après mon départ, je réalisai qu’il me restait à peine une demi-heure avant l’atterrissage. Je m’empressai de me refaire une beauté. De retour de la toilette des dames, je venais de m’asseoir quand on nous informa que l’avion allait amorcer sa descente. Les passagers devaient boucler leur ceinture de sécurité. Nous approchions!

    Dans quelques minutes, le vent chaud de la Côte d’Azur me caresserait le visage et Dieter, plein de vie, me tendrait les bras. À cette pensée, un frisson de joie m’envahit.

   M’approchant le plus possible du hublot pour ne rien manquer du panorama, malgré la présence de ma voisine, mes yeux aperçurent la Méditerranée. Marbrée par endroit, elle se colorait, selon les profondeurs, de bleu très clair qui, parfois, virait au turquoise ou de marine obscur, presque noir. Les vagues, éparses et nombreuses, telles des lainages blancs tourbillonnant sur eux-mêmes, s’avançaient à tour de rôle vers le rivage. Dans les airs, sous un ciel pastel, goélands et mouettes virevoltaient paisiblement, alors que certains autres, affamés, épiaient l’eau plus bas, dans le but d’y trouver leur nourriture. Une multitude de voiliers se laissaient bercer nonchalamment sous l’impact des remous provoqués par les yachts qui les contournaient à grand vitesse.

   Et je vis Nice! Sa beauté exotique me saisit. Le fourmillement des baigneurs sur la plage blanche, les grands palmiers impériaux alignés le long de la Promenade des Anglais, les hôtels majestueux, les maisons sous leur toit d’ambre, de beige et d’ocre, me semblaient relever du rêve.

   Cette fois, on y était! L’appareil venait de s’immobiliser sur la terre ferme. En douceur.

   Les passagers, pour la plupart des Français, manifestaient leur joie d’être rendus à bon port. Je m’emparai de mon sac de voyage et m’avançai vers la sortie. Après un long corridor, j’aboutis dans une petite salle où l’on vérifiait les passeports. Aussitôt passée, je me dirigeai comme les autres voyageurs vers une pièce adjacente afin de récupérer mes deux valises qui ne tardèrent pas à apparaître sur le convoyeur.

   Puis, je m’approchai de la sortie, le cœur battant.

   Parmi les visages inconnus qui attendaient le retour de leurs proches au sortir du quai de débarquement, je vis soudain, comme une apparition inattendue, non pas Dieter, mais Joël, le sourire aux lèvres. Beau comme un prince de roman fantastique, il se tenait debout dans la foule et me regardait. Quelle situation imprévue!

   Je m’avançai vers lui sans empressement, comptant sur ces quelques secondes pour maîtriser mes jambes devenues subitement molles et flageolantes, mais aussi pour équilibrer ma pression sanguine prête à me jouer un mauvais tour.

   Qu’il est beau! me dis-je. Basané, altier, je le trouvais tellement magnifique! Je remarquai aussitôt sa veste à carreaux rouges et noirs, courte et sans manches. Portée sur un pantalon noir parfaitement ajusté, elle mettait en évidence ses épaules carrées et ses bras sculptés. Il était grand, séduisant, parfait. Presque trop parfait pour être vrai!

   Joël s’approcha et vint m’embrasser sur les deux joues. Son parfum m’enivra aussitôt. Ses mains, en frôlant mes épaules dans un geste incertain, me donnèrent des frissons sur tout le corps. À mon étonnement, je pressentis également chez lui une agitation fébrile.

     __ Dieter a été retenu et m’a demandé de venir te chercher à sa place. Il nous rejoindra sous peu. Bienvenue sur la Côte! me dit-il en me tutoyant à son tour pour la première fois.

    __ Joël, quelle joie de te revoir! lui répondis-je, tâchant toujours de dissimuler ma nervosité.

   Son regard bleu très clair et sa voix chaude, pénétrante, produisirent à nouveau sur moi un effet déroutant. Un désir impérieux de me perdre dans les sentiments qu’il faisait naître en moi m’envahit jusque dans mes moindres cellules. Je dus me ressaisir aussitôt, trop vigilante que j’étais pour céder à l’imprudence. Cette flamme, née d’une sensation amoureuse, peut consumer une personne entièrement en moins de deux, je ne l’ignorais certes pas.

   Le grand Amour, avais-je pensé souvent, est comme une fatalité qui s’abat sur nous : il commence par nous éblouir, nous bercer tout doucement, pour finir par nous endormir complètement. Il nous dépossède de nous-même en brûlant petit à petit notre potentiel d’autonomie et de liberté. Comme il est facile de se perdre en l’autre, de renoncer à soi pour laisser à cet autre le pouvoir de nous abrutir à ses côtés! Comme il est facile de se soumettre à l’amour et ainsi, d’affaiblir ses réserves!

   Cet homme représentait mon plus grand piège. Je l’avais su à la minute où je l’avais vu. Mais combien j’éprouvais malgré tout le goût de m’y laisser prendre!

   Joël se chargea de mes bagages. J’observais, heureuse et émue, les passants se promener en tous sens. Au sortir de l’aéroport, sous un soleil éclatant, une douce chaleur portée par une brise légère m’effleura la peau. Je fermai les yeux une seconde ou deux pour m’en imprégner complètement.

   Joël déposa mes valises dans le coffre arrière de sa voiture – une américaine luxueuse de couleur grise – et m’ouvrit la porte avec courtoisie.

   Nous roulions lentement sur la Promenade des Anglais. Émerveillée, je regardais défiler les palaces, les immenses palmiers, les arbres en fleurs. Autour de nous, les voitures roulaient dans l’éclat solaire de la Méditerranée comme de grands automates étincelants. Joël me donnait des détails croustillants sur certains édifices ou monuments. Une chanson de Frank Sinatra flottait dans l’air. Une atmosphère de paradis m’enveloppait.

   À l’affût du pittoresque, je venais de plonger mon regard vers la droite lorsque je remarquai une Jeep rouge, décapotable, s’approcher outrageusement près de nous. Assis au volant, avec ses airs de jeune délinquant, presque nu sous sa salopette beige, je reconnus Dieter exposant son corps musclé et cuivré. Fier de nous avoir retrouvés, il nous saluait avec toute l’exubérance dont il était capable!

   Nos sourires amusés s’entrecroisèrent, jubilatoires.

   Le temps d’un clignement de paupières cependant, car l’instant d’après, cet Allemand, aussi ivre de vitesse qu’il semblait l’être de la vie, se chargea de prendre les devants sur la route, mais cette fois-ci à vive allure. Joël maintint la cadence afin de suivre de près son compagnon. Mais ce comportement de son compagnon devait toutefois lui sembler enfantin et un peu excessif en pareille circonstance, devinai-je à son expression, devenue subitement rêche. Le décor s’escamotait maintenant devant mes yeux à la vitesse de l’éclair. Cependant une chose était sûre : j’étais à Nice en vacances et je voyais la mer!

   Je réalisai une fois de plus à quel point ces deux nouveaux amis me plaisaient. Tandis que l’un s’affichait comme un as de l’extravagance, de la fête, de l’audace et de la séduction joyeuse, l’autre, plus modéré mais non moins passionné, m’apparaissait comme un prince de la sensualité, de la subtilité et de la volupté érotique. Ils étaient si différents et pourtant si parfaits dans leur façon d’être!

   Après une vingtaine de minutes, les deux voitures s’engagèrent, plus lentement cette fois-ci, dans une entrée fleurie. Elle donnait sur un immense parking qui précédait un restaurant et une terrasse. Une affiche annonçait : La Baie des Millionnaires. Beaucoup plus loin, derrière le restaurant, j’apercevais de splendides bateaux amarrés au quai, qui flottaient nonchalamment sur l’eau, tandis que d’autres, au large, filaient à vive allure.

   Dieter immobilisa sa Jeep. Joël put se garer tout près, le stationnement n’étant comblé qu’à moitié à cette heure de la journée. Bondissant alors de son véhicule comme une sauterelle d’une feuille d’herbe, Dieter se rua sur moi, les bras tendus, pour venir m’embrasser :

  __ Wow! What a Lady! Finalement tu t’es décidée! God! I’m so happy!

   Il m’étreignit énergiquement et m’agrippa la main d’un geste décidé pour m’entraîner vers une terrasse en retrait. Nous prîmes place à une table. Enthousiastes de nous retrouver, nous ne cessions de nous regarder et de nous sourire, comme si chacun croyait rêver. Dieter nous suggéra promptement de prendre un jus de fruits frais bien pressé. Une musique de fond estivale se faisait entendre de l’intérieur du bar, tandis que de la terrasse, je surprenais les regards entendus du barman à l’adresse de mon euphorique ami, comme quoi il trouvait fort intéressante sa nouvelle conquête. Dieter, heureux et fier comme un enfant qui viendrait de recevoir un nouveau jouet, ne cachait pas ses émotions. Je souriais de la scène en moi-même en faisant mine de ne m’apercevoir de rien.

   J’inférai bientôt, d’après l’inclinaison du soleil, que la journée ne faisait que commencer, puisqu’il n’était que dix heures du matin, heure de France. Malgré mes dernières vingt-six heures sans dormir, je ne me sentais nullement fatiguée. J’étais trop excitée par les événements précédents et surtout, trop ravie de la situation.

   Nous venions tout juste de trinquer à nos retrouvailles que mes deux amis se levèrent d’un coup. Sans explication, ils se dirigèrent d’un pas rapide vers leur voiture respective. Je restai assise seule à la table, ahurie, alors que la confusion devait certainement se lire sur mon visage. Non pas que je fusse inquiète qu’on me joue un tour qui pût m’être désagréable, car je me sentais en confiance. Mais j’avais peine à saisir la signification d’un tel acte concerté. Ils étaient partis si vite et sans même prononcer un mot. Seul, peut-être, ce coup d’œil malicieux, à peine perceptible, que j’avais cru déceler chez l’un comme chez l’autre pouvait me rassurer un peu. Quelle ne fut pas ma surprise de les voir revenir presque aussitôt, du même pas décidé, chacun tenant une rose rouge à la main qu’ils me tendirent en me réitérant leurs souhaits de bienvenue sur la Côte d’Azur!

   Mon regard témoignait de ma joie et de ma reconnaissance auxquelles mes deux amants, ivres de bonheur comme des enfants, répondaient en souriant, le visage rayonnant rempli d’allégresse.

©2024 Jackie Lacoursière | Création du site ChampionWeb.ca

Vous connecter avec vos identifiants

Vous avez oublié vos informations ?