Chapitre 8

Une deuxième semaine passa. Je reçus un nouvel appel de Dieter. Il me suppliait instamment de venir le rejoindre.

   J’hésitais toujours.

   Le lendemain matin, comme j’arrivais chez Ève pour préparer le café, je vis, sur le comptoir adjacent à la cuisine, une petite feuille sur laquelle étaient inscrits quelques mots. Très souvent, juste avant de partir pour l’école, la « Déesse » nous transmettait, à moi et à Moreau, ses souhaits pour une bonne journée. Elle nous réitérait constamment son affection, assurant Moreau de son amour et moi de son dévouement. Curieuse comme toujours de découvrir ce que je considérais invariablement comme un trésor, je m’approchai et lus le billet :

Pour Jennifer,

Saint Augustin: « Aime et fais ce que tu voudras! »

Bonne journée à tous les deux.

Ève  xxx

   Chère Ève!  Une fois de plus, elle savait réveiller en moi les notions oubliées. Bien sûr, j’avais le goût de faire ce voyage! Alors, je devais me le permettre en toute confiance, sans craindre un désagrément quelconque ou un problème financier. D’ailleurs, je le retardais depuis déjà trop longtemps. Ne l’avais-je pas imaginé de toutes pièces dans ma tête trois mois plus tôt? Par ces pensées, ne l’avais-je pas déjà constitué dans le réel?

   En toute hâte, je me dirigeai vers l’appartement de Moreau et l’informai de ma décision. Sans hésitation, il m’encouragea de nouveau à aller dans le sens de mes désirs et nous bénîmes ensemble mon voyage de façon à l’harmoniser. Je pouvais partir en toute confiance.

   Vers quinze heures, soit vingt-et-une heures en France, je composai, un peu fébrile, le numéro de Dieter pour lui faire part de mon arrivée prochaine. Il bondit de joie! Moi aussi. D’ici peu, j’allais enfin me retrouver là où j’avais mis les pieds dix-neuf ans plus tôt! Dieter me conseilla de réserver mon billet d’avion le plus tôt possible et de le mettre en contact avec l’agence de voyage, afin qu’il puisse assumer tous les frais. Je devais arriver cinq jours plus tard.

   Réalisant subitement qu’il me fallait un passeport pour franchir la frontière, le mien n’étant plus valide depuis quelques années déjà, je dus faire les démarches en un temps record. Je m’employai aussi à aller chercher mon billet d’avion et à préparer mes bagages. Tout un casse-tête en perspective! Quelles robes allais-je emporter? Ce pantalon-ci ou celui-là? C’était la même histoire à chaque voyage. Finalement, la veille de mon départ, tout était prêt. Carlo me téléphona pour me faire savoir son désir de me revoir avant de partir, ce qui ne manqua pas de me réjouir. Il apporta, comme toujours, une bonne bouteille. Puis, à la fin de la soirée, juste avant de me quitter, il sortit de la poche de son pantalon cinq billets de cent dollars qu’il me donna en me suggérant de profiter pleinement de mes vacances. « Ce petit surplus, me dit-il, te permettra de t’offrir des gâteries. »

   Le miracle s’accomplissait!

   Malgré son inquiétude de me voir partir pour une aventure dont il redoutait autant le déroulement que l’issue, il n’avait pas hésité à me faire ce cadeau. Après l’avoir remercié, je regardai s’éloigner de mon appartement ce cher homme qui avait su me séduire par sa ferveur, sa joie de vivre et son ouverture d’esprit.

———————-

   …L’heure du départ approchait. Moreau, Ève et Greg m’accompagnèrent à l’aéroport.

   Depuis seize ans, comme je l’ai mentionné plus tôt, la « Déesse » partageait sa vie avec le philosophe et un autre homme. Elle avait rencontré Greg lors d’une des nombreuses conférences prononcées par Moreau à cette époque. Son allure hippie, son côté mystique, sa simplicité et sans doute aussi ses beaux yeux bleus, autant que sa moustache noire encadrée par deux longs favoris, lui avaient valu l’attention de la « Déesse ». Tout de suite, Moreau l’avait reconnu comme un homme intéressant et, d’emblée, avait accepté sa présence auprès d’Ève. Tous les trois vécurent plusieurs années ainsi sous le même toit. Moreau alla même jusqu’à lui laisser son lit pour s’installer dans le minuscule boudoir qui lui servait de chambre à coucher. Cette situation, un peu étrange, non seulement ne lui posait aucun problème, mais de savoir Ève comblée par les caresses d’un autre homme, ne faisait que stimuler son désir pour elle.

    Moreau et Greg devinrent de bons amis. Si bien que le philosophe, s’inspirant bientôt de cette nouvelle réalité, ne tarda pas à parler de « partnership amoureux ouvert », puisqu’il fallait maintenant dépasser l’idée du couple. Par leur expérience personnelle respective, chacun découvrit qu’il était possible, pour deux hommes épris d’une même femme, de se partager celle-ci sans que les confrontations habituelles, issues de ce genre de situation, ne surgissent. Ève, de son côté, n’avait-elle pas, quelques années plus tôt, accueilli chaleureusement une nouvelle venue dont Moreau, amoureux, avait fait la conquête?

   Ainsi, Greg pénétrait dans un univers où l’érudition et la liberté d’expression étaient  séduisantes, comme il en avait été de même pour moi treize ans plus tard. Greg possédait déjà une ouverture d’esprit peu commune : assez cultivé, il avait beaucoup voyagé, notamment en Inde, et ses connaissances des religions orientales l’avaient amené à dépasser les schèmes occidentaux traditionnels pour se faire de la vie une idée bien à lui. Greg s’intéressait également à la psychanalyse, en particulier à celle de Carl Gustav Jung, car la notion d’archétype le fascinait. Ses opinions n’allaient pas toujours dans le sens de l’enseignement de Moreau, mais leurs différends occasionnels étaient de courte durée. Ils finissaient toujours par s’entendre. Si la pression devenait trop forte lors d’une chaude discussion, la « Déesse » s’éclipsait pour les laisser vider la question.

   Greg avait assisté à mon arrivée au sein de ce que Moreau appelait « la famille bachique », nom qu’il donnait à une union constituée à partir de liens affectifs basés sur des affinités communes entre trois personnes et plus, contrairement aux liens consanguins traditionnels. Greg m’avait vu traverser toutes mes périodes d’angoisse, de frustration et d’insécurité et, lorsque j’avais eu besoin de lui, il avait été là pour m’épauler. Nos rapports n’étaient jamais devenus intimes : je l’avais toujours considéré davantage comme un ami fidèle que comme un éventuel amant, et il en avait été de même pour lui.

   Greg était l’homme à tout faire dans la maison. Il était toujours prêt à rendre service. Depuis quatre ou cinq ans, il avait pris un appartement non loin de chez nous et nous rendait visite tous les week-ends. Ève et lui en avaient décidé ainsi. Parfois, les dimanches après-midi, Ève, lui et moi allions voir un film pendant que Moreau dictait la suite de ses traités philosophiques à Audrey. Moreau, très peu cinéphile, nous accompagnait rarement. Souvent, par contre, nous allions manger chez Katsura, un restaurant japonais, où nous discutions actualité, économie, philosophie, littérature, cinéma. On ne s’ennuyait jamais ensemble.

   Ils connaissaient donc tous l’aventure dans laquelle je me lançais et m’encourageaient à faire flèche de tout bois.

   Une fois rendus à l’aéroport, Ève nous offrit à boire en l’honneur de mon départ. Curieusement, je constatai que, sur l’insistance de Moreau, nous venions de nous asseoir exactement où je m’étais assise avec Joël et Dieter trois semaines plus tôt. Cette coïncidenceacheva de me rassurer : j’y voyais un heureux présage!

   Nous étions tous un peu nerveux et excités à l’approche du moment où je devais les quitter. En effet, la séparation nous fut un peu pénible. Greg m’embrassa chaleureusement, Ève me prit dans ses bras. Moreau me rappela, une fois de plus, à quel point il était heureux de ma décision. Il voyait dans ces vacances une occasion pour moi de m’épanouir davantage et de profiter pleinement de ce que la vie m’offrait sur un plateau d’argent. Nous nous embrassâmes tendrement, serrés l’un contre l’autre.

   Je leur fis un dernier signe de la main et, le cœur ému, franchis la porte qui menait au quai d’embarquement.

   J’attendis, impatiente, le moment du départ. Vibrante d’excitation, je réfléchissais à ce qui m’attendait: la Provence, la Méditerranée, mes deux amis.

   Cette aventure tant souhaitée se concrétisait enfin. Je la voulais passionnante et intense. Mais aussi, enivrante, exaltante, orgasmique!

   Que ma volonté soit faite! pensai-je en montant à bord.

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