CONFIDENCES – MA VIE AUPRÈS D’ANDRÉ MOREAU

J’étais auprès d’André depuis plusieurs années déjà quand une jeune femme de 35 ans sa cadette devint une autre de ses compagnes. Belle, intelligente et audacieuse, elle possédait un talent indéniable pour la poésie, pour ne pas dire une grande virtuosité.

Auprès du philosophe, elle acquit rapidement des connaissances dont elle sut tirer profit pour donner plus d’envergure et de profondeur à son art. Avec doigté, soutenue par son mentor bien sûr et les poètes de la région réceptifs au Jovialisme, elle mit sur pied des soirées de poésie qu’elle présentait un mardi soir sur quatre avant la conférence du philosophe. Ce fut un grand succès.

De tout temps et ce dans tous les coins du monde, beaucoup de poètes se sont plus à exprimer leur mal existentiel, leurs difficultés à vivre dans un monde conformiste, matérialiste, grossier, inculte et meurtrier. Mais si les temps ont changé, Schopenhauer a toujours raison de parler du  « sempiternel pareil » qui règne sur terre. De nos jours, en effet, en dépit des découvertes de la science et de la haute technologie, l’homme continue de traîner sa vieille queue de saurien, nourri de son mal d’être perpétuel et de son ressentiment envers la vie. Et les poètes de crier leur propre détresse en des mots qui accentuent la souffrance au point d’en faire un idéal !

Pourtant, sur terre, il n’y a pas que de la souffrance et de la petitesse. Heureusement qu’il existe des poètes jovialistes pour nous le rappeler ! Ces derniers voient aussi clairs que les autres, restent sensibles aux mêmes absurdités, mais ne souffrent pas de ce qui semble être des injustices puisqu’ils savent qu’il n’arrive à chacun que ce qui lui ressemble compte tenu de ses pensées de beauté, de joie, de bonheur ou au contraire de démissions, de crainte, de culpabilité, de misère morale, de sacrifices ou de souffrance.

Plus jeune, j’étais souvent en dépression. Entre mes moments de petits exploits soutenus par mon audace et ma détermination où j’avais littéralement l’impression de pouvoir conquérir le monde, il m’arrivait de me sentir à plat, perdue, complètement anéantie, démoralisée, écoeurée. Constamment en larmes, je n’étais un cadeau ni pour moi ni pour mes proches qui devaient subir dans ces moments-là mes sautes d’humeur, mes récriminations, mes frustrations ou mes déceptions.

Je ne réalisais pas à quel point le fait de côtoyer une personne en dépression, en colère ou en pleurs pouvait être démoralisant, dévitalisant ou suffocant pour ses proches. C’est un peu comme si elle les prenait en otage, siphonnait leur énergie, leur enthousiasme, voire même leur santé.

Bien sûr, je ne faisais pas exprès ! J’étais une  victime.  Une pauvre victime de  » moi-même  », de mes insécurités et de mes doutes. Curieusement, je me rappelle que c’était surtout dans ces périodes que j’éprouvais le besoin d’écrire dans mon journal pour exprimer mon désoeuvrement. Me sentant misérable et incomprise, je décrivais tout ce que je reprochais au monde entier et à tous ceux qui m’entouraient; je ressentais même au fond de moi un sentiment de supériorité du fait de voir ce que les autres ne semblaient pas voir, de comprendre ce qu’ils ne comprenaient pas, d’où un certain mépris social. Notamment pour ceux qui semblaient s’amuser de tout et que je traitais de naïfs, de crédules, d’ignorants et d’incultes !

Or, tous ces poètes de la désespérance, plus ou moins révoltés, entrèrent en contact avec André par l’intermédiaire de sa nouvelle compagne. Le contraste en leur vision du monde plutôt sombre et l’idéalisme éclatant et jouissif du philosophe ne pouvait manquer de les faire réfléchir. André n’est pas du genre à donner un enseignement sur des ‘’ tu dois’’ et des ‘’ il faut ’’. Mais les poètes qui l’entendaient parler dans la première partie de la soirée s’ajustaient spontanément à cette nouvelle vision optimiste de la vie (et à ce qu’elle entraînait avec elle), comme si le fait d’entendre parler d’accomplissement et de miracle était l’équivalent de mettre un pied dans la porte entrouverte pour laisser rentrer dans la maison une bouffée d’oxygène et de soleil.

Ce fut une révolution, exactement comme s’il y avait chez ces jeunes esprits une production d’avant la rencontre avec le philosophe suivi d’une production radicalement différente après la rencontre.

Ce qui avait justifié l’étalement de leurs périodes noires était peut-être la mauvaise opinion qu’on avait du bonheur chez les intellectuels marginaux, comme si seul un grand naïf pouvait se dire heureux dans un monde aussi corrompu. Mais n’était-ce pas en réalité méconnaître le pouvoir de la pensée, qui en outre n’est naturellement ni mélancolique ni révoltée ? Avec André, la poésie est devenue soudainement ensoleillée, enthousiaste et excitante tout en étant profonde. C’était ça, la révolution jovialiste !

Pour ma part, il est heureux que je n’aie pas commencé à écrire mes romans avant ma rencontre avant André, car le contraste aurait été aussi violent que chez les autres. En fait, c’est le Jovialisme qui a renforcé en moi le goût d’écrire, mais surtout d’être heureuse de façon permanente sans me sentir coupable de l’être ou sans en avoir honte. Ce bonheur, qui semble si difficile à acquérir sur terre – à moins d’être un imbécile heureux ! –, exige une compréhension juste de la pensée tout autant qu’une vigilance à toute épreuve pour pouvoir rester heureux.

Alors oui, on peut le dire, le bonheur conscient est réellement un signe d’intelligence, puisque c’est grâce à notre intelligence qu’on peut en arriver à s’avantager dans la vie plutôt qu’à se nuire.

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