CONFIDENCES – MA VIE AUPRÈS D’ANDRÉ MOREAU

« Quoiqu’il arrive, reste calme et souris. Mais si tu vois les choses se dégrader, sors par la porte arrière de façon à éviter d’être importunée par des malotrus. Je sens un complot. Il y a des mauvaises vibrations dans l’air », me chuchota André à l’oreille.

C’était en avril 1998, et j’attendais avec lui dans les coulisses d’un studio de la télévision. Le public était présent en salle et des meneurs faisaient réagir la foule comme s’ils la préparaient à le faire dans le sens désiré. André devait être interviewé par une animatrice connue de la télévision pour son comportement hystérique et son faible développement mental. On vint me chercher dans les coulisses pour que j’assiste à l’événement avec l’auditoire. J’étais donc exposée aux caméras, car on savait que j’accompagnais André Moreau.

Même s’il devinait une arnaque, André se dirigea paisiblement vers le plateau où l’attendait l’animatrice, sûr de lui-même et sans inquiétude. Je commençais à ressentir l’agressivité de la foule. La recherchiste de l’émission avait pris soin préalablement d’avoir une longue conversation avec lui, et il devait présenter une de ses conférences enregistrées sur cassette-vidéo ainsi que son dernier livre.

Mais les choses n’allèrent pas dans ce sens. L’animatrice, égale à elle-même, se montra directe et froide. Bien qu’André eût apprécié parler de sa philosophie, seules les questions d’ordre sexuelles l’intéressaient. Elle était en quête d’un scandale. Mais c’était méconnaître la faconde colorée de son invité. Elle mit le doigt dans l’engrenage de sa dialectique extrêmement efficace en lui demandant pourquoi elle ne le comprenait pas quand il parlait. Il lui répondit avec un sourire que c’était probablement parce que son développement intellectuel était limité. Elle se mit à hurler. Puis, se ressaisissant, elle lui demanda s’il se protégeait quand il faisait l’amour. Ce trait de sa vie privée ne la concernait d’aucune façon. Au lieu de répondre comme elle s’y attendait, André déclara : « Ceux qui cherchent à se protéger confirment qu’ils sont menacés et cela fait d’eux des candidats à risque, car la peur possède un magnétisme irrésistible. »

Ne comprenant pas un mot de ce qu’il venait de dire, elle entreprit de mettre en garde le public contre l’attitude irresponsable du philosophe qui encourageait les jeunes à ne pas se protéger. Il venait de dire : « Jamais une fine membrane de caoutchouc ne pourra résister à une mauvais pensée. »

C’en était trop pour l’animatrice ! Elle se leva devant les caméras pour prévenir la province de Québec toute entière contre les propos séditieux du philosophe. Elle voyait là un immense danger pour les jeunes qui allaient être victimes du sida après avoir vu l’émission. Elle criait de toutes ses forces en s’adressant au régisseur: « Empêchez-le de parler. Retirez-lui son micro. Coupez le courant. »

Comme elle n’obtenait pas satisfaction, elle tendit une main véhémente vers le micro qu’on avait épinglé à l’habit d’André et tenta vainement de le lui arracher. Mais juste au cas où elle y serait parvenue, le réalisateur, ne voulant pas que s’interrompe aussi rapidement une émission susceptible de faire monter en flèche les cotes d’écoute, avait donné des ordres pour qu’on tende discrètement un micro à main au philosophe. L’animatrice, au comble de ses transports émotifs, constatant qu’elle ne pouvait pas l’empêcher de parler et qu’il souriait constamment, indifférent à ses insultes, à ses calomnies et à sa mauvaise foi, faillit déchirer sa robe – car elle portait elle aussi un micro – en quittant précipitamment le plateau. Loin de profiter de l’occasion pour s’expliquer et calmer la foule qui hurlait des insanités et qui criait « dehors! », le philosophe silencieux continuait de sourire.

Ce fut une fin d’émission inattendue, particulièrement houleuse, et je compris qu’avant d’être prise à parti par les têtes brûlées dans l’assistance, il était temps que je quitte les lieux pour attendre André à l’endroit qu’il m’avait désigné. Je m’attendais à le voir arriver avec une mine débinée. Au contraire, il jubilait, car il comprenait, d’une part, qu’il venait de remporter une grande victoire en mettant hors-jeu une intervieweuse vedette qui allait se faire traiter le lendemain d’animatrice de salle paroissiale par la presse locale, et d’autre part, que sa carrière médiatique venait de prendre fin officiellement, car jamais la direction de cette station de télévision ne lui pardonnerait d’avoir révélé l’amateurisme et l’hypocrisie des médias.

En arrivant à la maison, jusque tard dans la nuit et pendant une semaine, la sonnerie du téléphone retentit au moins 300 fois. C’était tous des appels d’appui, sauf que ceux qui appelaient n’étaient ni des décideurs ni des gens de pouvoir, mais des téléspectateurs sans influence qui reconnaissaient la maîtrise exceptionnelle du philosophe.

P.S. Il n’en reste pas moins que ce fut là un des événements les plus dramatiques auxquels j’ai pu assister au cours de ma vie auprès d’André Moreau. Je réalisai cette journée-là qu’un endormi ne sait pas qu’il dort et c’est pourquoi l’éveil ne signifie rien pour lui.

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