Chapitre 11

L’ami en question, accompagné de son neveu universitaire, se présenta enfin une dizaine de minutes plus tard.  S’ils ne pouvaient se rendre au Bar de la Douce Plage, avait-il dit à Dieter, ils nous rejoindraient ici en après-midi. Aussitôt qu’ils furent débarqués, le yacht chargé de les conduire repartit en mer.

   D’une quarantaine d’années, une alliance au doigt, alcoolique, riche et sympathique aux dires de Dieter, l’ami s’avança vers nous très cordialement, en titubant. Le jeune homme le suivait de près.

   Joël fit les présentations et instantanément nous nous sentîmes à l’aise.

   Nous nous réinstallâmes à une table plus grande, légèrement ombragée. Richie, le propriétaire du bateau que nous avions utilisé, commanda aussitôt à boire pour tous. À la fois fasciné par mon accent, de même que par… mes seins et ceux de la jeune fille, il ne cachait nullement l’excitation qu’ils provoquaient en lui. À mon grand étonnement, je ne me sentais nullement gênée par la situation. Avec beaucoup de plaisir, nous discutions, tantôt en français, tantôt en anglais pour que Dieter puisse bien nous comprendre, nous riions à gorge déployée et nous nous lancions tour à tour des oeillades coquines.

   Le jeune homme assis à ma gauche m’entretint pendant un moment de sa vénération particulière pour Descartes, tandis qu’à ma droite, Dieter, polisson, s’amusait à me pincer les fesses et à simuler l’innocence au moment où je me retournais vers lui. En face de moi, assis entre Richie et la jeune fille, Joël souriait de la plaisanterie. Je remarquai aussi sa mine surprise lorsqu’un peu plus tard, je racontai une histoire drôle sur les blondes, boucs-émissaires de l’époque! Je n’hésitais pas, par le fait-même, à me moquer de moi.

   Un esprit de fête planait dans l’air.

   Les verres à demi vidés, Richie s’empressa de commander une autre tournée. Le serveur, garçon joyeux et distrayant, nous apporta immédiatement les boissons fraîches. Comme nous commencions à avoir faim, nous lui demandâmes le menu sur lequel il nous fit quelques suggestions. Lorsque les plats apparurent sur la table, mes yeux s’écarquillèrent : de pleins paniers de pêches, de raisins, d’ananas et de mangues accompagnaient les assiettes de pâtes et de fruits de mer, en plus des salades et des baguettes de pain coupées en quartiers. Je me serais cru à un festin destiné aux dieux de l’Olympe!

   Pendant quelques secondes, m’accordant le recul nécessaire pour graver en moi le sentiment bienheureux de cette journée mémorable, je constatai qu’en dépit du décalage horaire, des trente-deux dernières heures passées éveillée et de l’alcool ingurgité, je ne ressentais toujours aucune fatigue.

   Vers les dix-sept heures, enfin, après nous être empiffrés de bonne nourriture et enivrés de champagne, Richie nous convia à prendre un digestif avant de partir, appelant le serveur de la main. Après ce dernier verre, nous nous apprêtions à nous lever de table lorsqu’il suggéra une autre tournée, que nous déclinâmes tous sans exception, malgré son insistance. Nous allions vers le rivage, prêts à monter dans le canot pneumatique, quand, à notre surprise, nous le vîmes revenir du bar les mains remplies de verres. Il nous offrait des shooters! Très conscients que nous avions consommé un peu trop d’alcool, Dieter, Joël et moi profitâmes d’un moment d’inattention de Richie pour jeter, d’un geste entendu, le contenu de notre verre dans un arbuste. C’est avec un fou rire difficile à camoufler que nous nous amusions à le voir tituber, rond comme une balle, mais si heureux qu’il en était touchant, car nous savions qu’il n’aurait pas hésité un seul instant à donner sa chemise pour prolonger son plaisir.

   À la demande de Dieter, afin de mettre un terme définitif à nos libations, le jeune homme du canot nous invita à monter à bord. Richie et son neveu nous accompagnèrent.

   Une fois rendus sur le yacht, Dieter prit les commandes à nouveau. Nous repartîmes tout droit en mer.

   Encore à cette heure, le soleil nous cuisait l’épiderme. L’eau était calme et quelques voiliers, au loin, se laissaient glisser paresseusement sous le souffle léger d’un zéphyr alangui. Tous, plus ou moins ivres, tentions de maintenir l’ambiance de fête dont chacun s’était imprégné. Toutes les inhibitions étaient tombées, nous nous excitions mutuellement par des chatouillements ou des regards espiègles.

   Mais, à l’évidence, Richie avait trop bu. Au bout d’une demi-heure, comme nous arrivions au port, ce dernier tenta, dans son enthousiasme débordant à mon égard, de me jeter à l’eau : une eau sale, noire, souillée par l’huile des bateaux à moteurs.

   Tout se passa très vite, de sorte que ni Dieter ni Joël n’eurent le temps d’intervenir. Dans un premier temps, me croyant l’objet d’un jeu sans conséquences, je me débattis joyeusement, mais constatant mon impuissance à lutter contre sa force, je réalisai qu’il ne jouait pas, car il me tenait solidement les épaules pour me faire basculer en arrière.

    __ Richie! Un gentleman ne jetterait pas une dame dans une eau aussi sale, n’est-ce-pas? lui lançai-je à l’instant crucial où je me sentais vaincue.

   Aussitôt, comme revenu subitement à la réalité, il perçut, un peu mal à l’aise, l’insolence de sa conduite. Inversant son geste, il me ramena vers le centre du bateau.

    __ Tu as raison, l’eau est exécrable! Mais la prochaine fois que je te ramène en bateau, me taquina-t-il malicieusement de sa voix affectée par les spiritueux, tu ne t’en sauveras pas!

   Cher Richie! Comment pouvais-je lui en vouloir? Il n’y avait aucune mesquinerie en lui : simplement un peu trop d’alcool dans le sang et peut-être aussi un manque de discernement.

   J’enfilai le haut de mon maillot de bain. La jeune fille fit de même. Nous nous bousculâmes en riant autour du coffre arrière de l’embarcation où Joël avait déposé nos vêtements lors du départ. Nous nous habillâmes, échangeâmes ensuite des accolades amicales, puis chacun prit la direction de sa maison.

   Quelle journée! pensai-je, et elle n’est pas encore terminée. Ce matin, je dégustais ici même un jus de fruit en compagnie de mes nouveaux amis, et voilà que je m’y retrouve après une série d’événements absolument inouis.

   Dieter m’invita à monter à bord de la Jeep. Joël nous suivrait avec mes bagages.

   À peine sortis du parking, Dieter, plus fougueux qu’un James Dean exalté, sans doute anxieux de se retrouver chez lui après une journée si bien remplie, se mit à zigzaguer dans les rues étroites du village comme si le diable était à ses trousses. Je remarquai cependant, qu’en certains endroits pittoresques, il ralentissait considérablement pour me permettre d’admirer le paysage. Joël, vers qui je me retournais à l’occasion pour lui sourire ou lui envoyer la main, nous suivait de près, fidèle au rythme saccadé de son acolyte.

   Les cheveux au vent j’observais, lascive et détendue, la vie française se déployer sous mes yeux.

   D’un air décontracté, Dieter me jetait à l’occasion un coup d’œil complice. Pieds nus, n’ayant pour tout vêtement que sa salopette beige, il m’émoustilla soudain : je le trouvai beau, avec ses cheveux blonds très courts, épais et presque crépus, sa peau dorée, sa toute petite cicatrice qui se démarquait sur un côté du nez, et son regard vif, si intense, comme si ses yeux ne voulaient rien manquer du monde et qu’il cherchait à tout voir et à tout comprendre en même temps. Quel phénomène, vraiment! Qu’il connût ou non les piétons ou les automobilistes immobilisés à un feu rouge, il leur parlait, klaxonnait joyeusement à leur intention ou leur envoyait de la main un salut amical. Il leur communiquait si bien sa joie qu’il recevait en retour les mêmes démonstrations chaleureuses.

   Nous traversâmes quelques villages rustiques. Au bout d’une heure de route, il s’engagea le long d’une côte abrupte, le pied toujours alerte, sur un chemin qui menait à Loiselle-sur-Yvonne, comme il me l’annonça fièrement. Les détours tortueux ne permettaient pratiquement qu’à une seule voiture à la fois de passer. Joël, tout aussi habitué que lui à circuler en ces terres imprévisibles, nous suivait toujours.

   Après quelques minutes de ce périple dans la montagne, Dieter s’engouffra dans un sentier dissimulé par les arbres, à peine visible sur la droite. Quelques mètres plus loin, j’aperçus une magnifique piscine, un hamac, une table de patio et quelques chaises éparses. Nous passâmes devant et, sur la gauche, escaladâmes une petite butte. Devant moi se dressait une superbe maison de deux étages, en pierre, très isolée des propriétés avoisinantes. Un immense cactus décorait l’entrée du rez-de-chaussée. Alentour, des lauriers et des mimosas fleuris égayaient le vaste terrain, broussailleux par endroits. 

   Dieter gara son véhicule dans l’arrière-cour. Le suivant de près, Joël vint se placer à côté. Je remarquai alors deux beaux chats gris étendus nonchalamment dans l’herbe et, un peu plus loin, sur la gauche, une longue cabane d’où s’envolèrent quelques pigeons.

   Dieter ouvrit la porte fermée à clé puis, suivie de Joël, je pénétrai à l’intérieur de cette splendide demeure.

   La statue de Ganesh posée sur le bureau de travail attira d’abord mon attention. Puis je découvris, à travers les vitres de la véranda qui jouxtait le salon, un paysage d’une grande beauté. Du flanc de la montagne je pouvais distinguer, en contrebas, le village de pierres et de chaux dissimulé sous des toits de tuiles rose orangé, tandis que vers la gauche, au loin, j’entrevoyais Nice étalée le long de la Méditerranée. Cette Méditerranée toute bleue qui se confondait avec l’azur, chatoyante sous le soleil encore fort, à laquelle j’avais tant rêvé ces derniers mois.

   Je sentis monter en moi une grande euphorie. La tête me tournait un peu, mais je savourais, tout de même très consciente, la chance extraordinaire que j’avais de pouvoir me trouver en de tels lieux.

   Joël rentra mes valises et Dieter alluma quelques chandelles pendant que je me familiarisais avec la maison.

   Le foyer en coin, orné d’une tête de lion sculptée, les murs blancs décorés de papier peint aux motifs champêtres, les petites lampes décoratives, les chandelles et, sur un des murs, une toile représentant Shiva créaient une atmosphère de paix et de sérénité. En guise de canapé deux coussins vert pastel, longs et rectangulaires, fixés sur deux plates-formes de bois rassemblées de façon à former un angle droit, parachevaient le décor. Tout près, placé sur le rebord d’une fenêtre, un hibiscus nain aux fleurs jaunes se laissait dorer au soleil.

   __ Tu es ici chez toi! me lança Dieter en repoussant énergiquement, pour les encastrer dans les murs conçus à cette fin, les deux portes de vitre de la véranda, laissant ainsi pénétrer la brise du soir dans toute la maison, non sans quelques insectes attirés par la lumière. Mais il n’en avait cure, tout entier à son exubérance et à sa fantaisie.

   Joël, discrètement, nous avisa de son départ. Il salua amicalement son compagnon après s’être entretenu quelques minutes avec lui sur les affaires relatives à leur maison d’édition, puis il vint m’embrasser sur les deux joues avant de partir.

   Pour la première fois depuis mon arrivée, je restai seule avec Dieter. Il m’invita à prendre le thé glacé sur la véranda.

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