En voyant la pièce, je me rappelai les paroles de Jean-Pierre quant aux occupations de Joël: éditeur, antiquaire ou horloger, il ne savait plus trop bien!

   Je restai un moment ébahie : de nombreux objets d’art couvraient les murs ou reposaient sur les meubles pour composer un décor raffiné et créer une ambiance riche de sensualité et d’érudition. Une dizaine de figurines de bronze, pour la plupart du XVIIe et XVIIIe siècles, toutes originales, me confirma-t-il en riant de mon air intrigué, étaient exposées sur un meuble de bois massif finement sculpté. Quelques horloges très pittoresques, déposées un peu partout, dataient, semblait-il, des mêmes époques. Trois vases grecs antiques, tout aussi authentiques, contrastaient avec des toiles de maîtres fixées aux murs, dont un autre Matisse et un Buffet. Deux petites tables rondes de style marocain encadraient un canapé spacieux, bien que sobre, aux motifs beiges subtils ressortant sur fond de turquoise. Face à ce dernier, une table basse rectangulaire très ouvragée, également marocaine, prenait place sur un ample tapis de même origine. Dans le coin droit de la pièce, une sculpture d’au moins un mètre de haut représentant Saturne dévorant ses enfants ornait un bureau de travail Louis XV.

   Dans un angle, tout près de la fenêtre à volets, se trouvait un gigantesque falot à vitraux colorés. Il contenait une dizaine de chandelles que Joël prit le temps d’allumer pour que je puisse en admirer les reflets sur le plafond et les murs, en sorte que se déploie devant moi un véritable kaléidoscope de couleurs. Dans l’obscurité de la pièce, le vent venu de l’extérieur faisait ondoyer la flamme des bougies de façon à créer une atmosphère mouvante à la fois mystique et poétique. Entre le canapé turquoise et le fauteuil attitré de la gardienne de la maison (qui n’ouvrait maintenant un œil que de temps à autre), une imposante collection de disques compacts tapissait le mur. De celle-ci, Joël retira un C.D. qu’il fit jouer sur son appareil laser dernier cri. « J’ai découvert Mozart vers l’âge de quinze ans et depuis, je n’ai cessé de le considérer comme le plus grand génie musical de tous les temps, me dit-il. Mais j’aime aussi les Beatles, Ray Charles, Frank Sinatra, Richard Desjardins et Claude Dubois », enchaîna-t-il joyeusement en mettant l’accent sur les deux derniers noms.

   Il descendit ensuite chercher la tisane à la cuisine. Assise sur le grand canapé, je profitai de cet instant pour me familiariser avec ce lieu si étrange et si beau. Après avoir fait le tour de la pièce du regard, mon attention se porta, juste à mes pieds, sur la table basse sculptée. Je remarquai un cendrier, un coffret somptueux incrusté de pierres semi-précieuses, sans doute marocain pensai-je, et quelques livres épars. Un Chateaubriand attira d’abord mon attention par sa couverture un peu défraîchie. Mes yeux s’allumèrent cependant lorsque je reconnus, en le feuilletant, une édition originale. Je découvris, en les manipulant délicatement, un Stendhal, un Alexandre Dumas père, un Zola, un Balzac d’une facture semblable. Je tenais un exemplaire de Madame Bovary dans mes mains lorsque Joël revint avec un plateau sur lequel étaient déposées une théière et deux tasses. Il posa le plateau sur la table, un peu en retrait des livres. Pendant qu’il nous versait à boire, en réponse à mon regard interrogateur, alors que je pointais encore le doigt sur la date de publication du Flaubert (me demandant bien s’il s’agissait d’un original) il me fit, agrémenté d’un sourire, un signe de tête affirmatif. Nous prîmes notre première gorgée de tisane en même temps et continuâmes lentement à boire notre breuvage au son mélodieux de la musique.

   Il m’offrit une cigarette, je l’acceptai. Puis, dans l’ambiance de l’amour encore inavoué, je l’interrogeai sur la provenance de tous ces objets d’art qui, devais-je l’admettre, me faisaient grande impression.

    __ Pendant douze ans j’ai travaillé auprès du couturier Yves Saint Laurent, me confia-t-il, et…

    __ Yves Saint Laurent? Tu as travaillé auprès d’Yves Saint Laurent? Le vrai Yves Saint Laurent?

    __ Eh bien, à moins qu’il n’y en ait un faux, ce devait être le vrai, me lança-t-il malicieusement. Oui, j’ai appris beaucoup auprès de cet homme. C’est à ses côtés, à l’occasion des nombreux voyages que nous avons faits ensemble dans les pays arabes, que j’ai acquis des connaissances en art islamique.

   » On peut dire que je suis un autodidacte, reprit-il un peu pensif, comme s’il revoyait en cet instant une partie de son passé. J’ai eu de l’aide, bien sûr, mais ce ne fut qu’à force d’étudier, de lire, de fouiller, de consulter, d’observer et d’analyser que j’en suis venu à acquérir ces connaissances. Par le biais de mes premières erreurs aussi, dit-il en riant, erreurs qui m’ont coûté très cher quand j’ai débuté dans le métier d’antiquaire. Il m’arrivait d’acheter des objets qui me semblaient authentiques pour comprendre, en bout de ligne, qu’il ne s’agissait que de copies, ou alors de vendre de véritables joyaux à un prix dérisoire. À force de me faire avoir, j’ai fini par apprendre! 

   » Quant aux horloges que tu vois, cela s’explique par ma passion pour ce genre d’objets artisanaux : je suis horloger de métier. C’est moi, ajouta-t-il encore en riant, qui ai réparé l’horloge de la vieille église au moment où je suis arrivé ici, il y a quelques années. 

   » Par ailleurs, auprès du couturier, j’ai eu l’occasion de côtoyer les figures les plus connues de la jet-set européenne et américaine : j’ai mangé à la même table que Johnny Hallyday, Catherine Deneuve, Sylvester Stallone, Andy Warhol…

    __ Tu as rencontré Andy Warhol?

    __ Oui, un an avant sa mort. Un type exceptionnel, mais cocaïné à l’os. J’ai connu Arletty, alors qu’elle vivait ses dernières années de scène.  Une petite femme pleine de vie, souligna-t-il. Bien sûr, j’ai connu aussi des tas de femmes, blanches, noires, asiatiques, mannequins ou actrices pour la plupart, toutes plus belles les unes que les autres et avec qui j’ai partagé de beaux moments. Mais aujourd’hui, Jenny, je sais, pour en avoir fait le tour, renchérit-il en me regardant tendrement, que les qualités premières que je recherche chez une femme sont avant tout la noblesse du cœur, la simplicité et l’authenticité.

   Après qu’il m’eût raconté une partie de sa vie en prenant sa tisane et en fumant quelques cigarettes, il se leva pour revenir avec une serviette de bain à la main, me faisant signe que c’était le temps de se rafraîchir avant de passer… aux choses plus sérieuses.

   Il me conduisit à la salle de bains adjacente à sa cuisine où se dressait la déesse d’albâtre que j’avais vue en entrant. Il en alluma la bougie ainsi que les six chandelles blanches de l’antique trépied de bronze posé à l’extrémité droite de la pièce pendant que coulait l’eau du bain. C’était un bain profond et ancien soutenu par quatre pattes de métal forgé. Puis, il me laissa.

   Que de sensations en si peu de temps! Moi, chez lui, dans son bain! Et ce décor romanesque, ces œuvres d’art, cette musique de Mozart et tout ce qu’il venait de me raconter! Et nous deux !

   Je relaxais dans l’eau tiède, prenant plaisir à me savonner, sachant que, très bientôt, je m’offrirais à lui.

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