CONFIDENCES – MA VIE AUPRÈS D’ANDRÉ MOREAU

« Il parlait en angrais », dit Francine.

« En angrais ? Je suppose que tu veux dire en anglais ! », repris-je en riant.
« Oui oui, en an… grais » confirma-t-elle.

Assise ce jour-là au comptoir de la cuisine en compagnie de la « Déesse », j’étais loin de réaliser que cette faute de prononciation était l’annonce d’une maladie chez mon amie qui allait s’échelonner sur quatorze ans et finir par l’emporter.

Francine avait vingt ans quand elle rencontra André Moreau lors un cours qu’il donnait à la formation des adultes au Scolasticat central. Elle venait chercher des crédits pour obtenir un meilleur salaire d’enseignante au primaire. Tout de suite elle fut charmée par sa grande intelligence, son éloquence et sa prestance. Lui, le fut par sa beauté extrêmement lumineuse, son sourire, sa joie de vivre et sa sagesse déjà évidente. Après sept ans de vie commune avec Claire et la séparation qui devait s’ensuivre, André l’invita à venir vivre avec lui à son domicile de la rue St-Germain et quelques mois plus tard, ils déménageaient ensemble au 1, Côte Ste-Catherine dans un appartement sans meubles. Couchés par terre pour dormir ou assis sur des coussins pour jaser, à l’instar des hippies de l’époque, ils étaient heureux. Nous étions en 1971.

Tous les matins très tôt, Francine quittait la maison pour aller prendre son petit déjeuner chez ses parents avant de se diriger vers l’école ou elle enseignait, tandis qu’André s’apprêtait à passer une journée de lecture et d’écriture avant d’aller donner une conférence occasionnelle à l’extérieur. Cette belle jeune femme rayonnante aurait facilement pu attirer auprès d’elle n’importe quel homme riche, mais se savoir auprès d’un philosophe qui se préparait à un grand destin (comme elle en avait déjà l’intuition) la remplissait de bonheur.

Quoique très amoureux, dès le départ ils s’entendirent sur l’idée d’une union libre afin de pouvoir rester autonomes. Tous les deux possédaient la maturité nécessaire à une telle façon de vivre. Bientôt Francine eut quelques amants, et André des centaines de femmes qui se rapprochaient intimement de lui, autant séduites par l’homme que par son enseignement. Tout cela se passait dans une transparence voulue et consciente : personne n’était dupé et chacun consentait à cette forme d’ouverture en amour.

La rencontre d’Yves douze ans plus tard changea un peu la donne. Pour avoir connu une grande liberté en amour, Francine préféra dès lors se consacrer davantage à André qu’elle continuait de chérir et à son nouveau chevalier servent. Celui-ci l’aimait profondément, et au fil des semaines qui suivirent il prit de plus en plus de place dans leur vie. Un trio se forma et le philosophe parla alors de partnership amoureux ouvert.

Francine accueillit toujours avec chaleur les nouvelles femmes qui entraient dans la vie d’André. Généreuse, confiante et heureuse, elle en faisait même ses amies. Certaines restaient six mois, d’autres deux ans, d’autres encore six ou sept ans. Elles étaient toutes à l’école des émotions dont j’ai déjà parlé, et il fallait avoir les nerfs solides ou du moins convoiter réellement l’éveil pour pouvoir passer le test (si l’on peut dire) de l’agrandissement du dedans par l’ouverture en amour. Beaucoup ont essayé sincèrement, peu ont réussi. Francine est restée 40 ans auprès d’André, la typographe Andrée est toujours à ses côtés depuis 36 ans ainsi que moi-même depuis 24 ans, en plus d’une autre femme charmante depuis 16 ans. Bref, pour revenir à la « Déesse », ce nouvel art de vivre lui convenait parfaitement. Combien de fois ne l’ai-je pas entendue siffloter comme un pinson dans la maison ! Sa luminosité et sa joie de vivre emplissaient toutes les pièces.

Francine s’alimentait parfaitement, sa pensée était toujours juste et joyeuse et elle aimait la vie ainsi que les enfants à qui elle enseignait. Elle s’émerveillait constamment devant une fleur, un oiseau en plein vol ou devant le ciel marbré de rose et de bleu que l’on apercevait de nos fenêtres au crépuscule. Cette femme que j’ai eu le privilège et le bonheur de côtoyer était la grâce et la joie incarnées.

Alors… pourquoi l’aphasie? Cette maladie pernicieuse finit par l’emporter après quatorze ans de dégénérescence où nous la vîmes graduellement dépérir. Je lui en tins rigueur longtemps sans vraiment comprendre : comment avait-elle pu « se donner cette maladie », elle qui savait pertinemment que la pensée constitue la réalité ? Car sa pensée, je ne pouvais en douter, était réellement harmonieuse.

C’était peut-être oublier qu’elle avait consacré sa vie aux jeunes enfants, à ses proches, à un homme exceptionnel qu’elle n’avait jamais cessé de soutenir et même à beaucoup de femmes qui s’étaient confiées à elles, et que maintenant elle souhaitait seulement se reposer et se taire, le silence convenant mieux à son état intérieur. Ceci m’interpella : un homme ou une femme réalisés sur le plan êtrique peuvent-il être malades, souffrants ou blessés ? Je croyais que cela était impossible du fait de leur densité et du haut niveau de sérénité dans lequel ils se maintenaient. Leur joie devait normalement les préserver de toute maladie ou épreuve insupportable.

Pourtant, quand je songeais à Jésus, le fils de Dieu fouetté et cloué sur la croix, à Al Hallaj, ce saint homme soufi martyrisé, à Ramakhrisna et à Ramana Maharshi qui moururent tous deux d’un cancer ainsi qu’à Gandhi qui fut abattu ou simplement au Dalaï Lama qui porte des lunettes pour corriger sa vue faible (comment ? un saint homme qui porte des lunettes !), il me fallait comprendre que même les sages et les saints restent vulnérables tant qu’ils sont sur le plan physique. Leur personne peut être blessée pour diverses raisons, mais ce qu’ils ont cristallisé en eux demeure éternel et immuable.

Aujourd’hui, la « Déesse » est en moi. Je sais qu’elle me protège et m’inspire.

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